samedi 20 mai 2017

La révolution pacifique de l'Etat (texte de mon interview du 13 mars sur France Info)


Si j’étais Présidente…  (interview du 13 mars 2017 sur France Info)

Je réorganiserais la gouvernance de l’Etat pour qu’il réponde aux besoins du XXIe siècle. Je crois en l’intérêt général qui n’est pas que la somme des intérêts particuliers et en l’autorité publique pour assurer une société durable en faisant respecter des règles du jeu. Mais cet Etat n’est pas omniprésent et n’intervient que selon des critères.

L’Etat démocratique moderne laisse créer la richesse par ceux qui savent le faire, les entreprises, les agriculteurs et les indépendants. Il intervient pour assurer le respect de la règle commune, pour défendre les intérêts de ses citoyens et de ses acteurs économiques dans la compétition internationale, pour assurer un environnement favorable au développement du pays et pour prendre en charge directement des fonctions régaliennes essentielles. Encore faut-il qu’il ait à sa disposition une administration dynamique.

Il ne faut pas céder aux sirènes démagogiques, mais en même temps, une révolution culturelle pacifique est nécessaire en France, au sein de l’administration et notamment de la haute administration. L’Etat ne peut plus fonctionner structurellement comme en 1950, avec des évolutions à la marge et toujours en réaction, dictées par l’urgence. Comment ? En changeant de culture et en menant parallèlement des transformations structurelles de l’administration.

1. Changer de culture de gouvernance

Nous devons abandonner en France notre approche systématiquement et uniquement quantitative et techniciste, qui consiste à croire mener une politique en augmentant ou en baissant les crédits, ou en fournissant des outils techniques. Tous les Etats qui réussissent y compris les plus libéraux se sont donné un socle d’intervention, dûment pensé sur la base de l’anticipation des défis à venir. Les Etats-Unis depuis longtemps, la Chine aujourd’hui de façon exceptionnelle et bien d’autres.

Dans le contexte international qui est le nôtre, l’Etat a besoin de doctrines d’intervention et de critères de décision. D’abord, qu’est ce qui est stratégique ? Quels sont les critères pour lesquels l’Etat devrait intervenir ? Il faut remettre en place au plus haut niveau de l’exécutif une boussole interministérielle qui fixe les grandes priorités des 20 ans à venir, qui évidemment s’adaptent en permanence. Il s’agit d’avoir une vision précise des défis internationaux, technologiques et autres, et une fine connaissance des rapports de forces et des intérêts internationaux et nationaux majeurs qui sont à la manœuvre. Aujourd’hui, l’Etat français est désarmé intellectuellement. Les politiques se décident au coup par coup, parfois sous influences.

Les rapports prolifèrent mais pas ce que j’appelle l’anticipation opérationnelle, l’organisation cohérente de l’action de l’Etat pour préparer le terrain. Par ailleurs, la France n’est pas seule au monde et doit savoir défendre et promouvoir ses intérêts en UE et à l’international, par une gestion intelligente de son influence et de ses réseaux. C’est ce qu’on appelle l’intelligence économique stratégique, qui est un mode de gouvernance qui va bien plus loin que la sécurité.

Par exemple, le numérique : comment créer de la valeur sur notre territoire à partir de l’exploitation des données, comment travaille-ton avec les autres pays démocratiques sur l’intelligence artificielle et le régime juridique des données, quelles évolutions du droit de propriété sont à prévoir, quels métiers précisément vont disparaître et quelles formations met-on en place, notamment dans la formation continue qui par parenthèse est un sujet essentiel et misérablement traité aujourd'hui, comment peut-on organiser la commande publique et les règles européennes pour répondre à ces priorités, etc. C’est au politique de décider mais sur la base d’une information éclairée et opérationnelle fournie par ses services, eux-mêmes en lien d’écoute et d’analyse des idées de tous les acteurs.

2. Transformer l'administration 

Comme beaucoup d’autres organisations non publiques, l’administration française regorge d’intelligence collective, aujourd’hui souvent bloquée par la démotivation, l’absence de circulation de l’information, la perte de sens.

J’ai vu comment des décisions se perdent dans la lourdeur des circuits, la volonté de certains de protéger des territoires et la détestable habitude de répondre à tout nouveau défi par toujours plus de textes. Même la volonté de simplification de la vie des entreprises a donné lieu à encore plus de normes. Ne pas prendre des mesures drastiques de réforme revient à donner des arguments à tous ceux qui veulent casser l’Etat.

Dans la haute administration, qui donne le la aux autres, il faut avoir le courage de mettre fin aux baronnies figées et aussi de prévoir des modes d’accès différents et plus ouverts. Mon devoir de réserve m’empêche d’aller plus loin sur ce sujet. Il faut redonner du pouvoir aux directeurs des administrations centrales qui doivent être responsables devant les ministres et réduire les rôles des cabinets aux tâches essentielles. Déresponsabiliser les gens en charge pousse à des fonctionnements de repli, et inversement.

La formation des écoles de préparation à l’administration doit s’ouvrir à la connaissance concrète des fonctionnements de l’économie, de l’UE et de l’international. 

Toute nouvelle politique publique doit prévoir de supprimer les parties des dispositifs et les procédures qu’elle modifie et qui ne sont plus cohérents avec les nouvelles priorités.

 

L'intérêt général rénové comme gouvernance d'un Etat moderne

L'intérêt général rénové est un concept de gouvernance redevenu pertinent. J'ai donné quelques pistes d'aggiornamento dans mon chapitre du livre collectif "Intérêt général et marché: la nouvelle donne" publié en mars 2017 chez Eyrolles dans le cadre du cercle Turgot. En voici un résumé.

  Un projet politique autant qu’économique

 La force de l’intérêt général est d’être un concept politique global, dont la cohérence se décline sur tous les plans. En ces temps où la glorification de la force pure peut nous ramener à des périodes très antérieures de l’histoire, il est bon de rappeler que l’essence de ce concept est de tenter de dépasser l’expression sauvage des instincts pour établir un mode de vie civilisé, sécurisé, utilisant le progrès au service de tous les hommes tout en permettant aux meilleurs talents d’être valorisés (à tous les sens du terme !).

La doctrine de l’intérêt général est adaptable et il convient aujourd’hui de la redéfinir sur la base des principes de liberté, individuelle et d’entreprise, équilibrés par la responsabilité, la solidarité et l’état de droit. Bien appliquée, elle contribue à éviter les affrontements entre groupes et communautés, en leur permettant d’échanger et de collaborer dans un cadre commun de références et de règles, légitimes car issues de l’élection et (en principe) simples et connues de tous. Elle trace un fil conducteur dans le traitement de sujets très différents, politiques, économique et sociaux.

L’intérêt général ne se réclame pas de la vertu, du bien ou de la morale, mots qui devraient inciter à la méfiance quand ils sont utilisés en politique. Il n’est ni une idéologie ni une règle morale, mais un principe et une règle du jeu, guidant l’état de droit dans la recherche concomitante de la justice et de l’efficacité, en économie comme dans d’autres champs de la société. C’est par exemple le fondement de la fameuse laïcité, liberté comme les autres assortie de droits et de devoirs, qu’il s’agit d’expliquer en tant que volet d’un projet plus large.

Ce contrat social renouvelé s’accorde particulièrement bien avec l’aspiration grandissante au partage, à la collaboration. et à la confiance. 

Une image ringardisée à restaurer

 Le concept rousseauiste d’un intérêt général issu d’un contrat social entre les citoyens et l’Etat a été entaché par certaines de ses applications. Dans la lignée de la Révolution française de 1789, des dirigeants totalitaires l’ont utilisé pour réduire les libertés et/ou faire régner la terreur. Loin de ces excès, la France du XXe siècle a construit un concept de droit public opérationnel.

La vérité oblige à dire que l’image de ce concept est aujourd’hui quelque peu « ringardisée », domestiquement et surtout internationalement, car il est associé à une gouvernance rigide, à l’inflation législative et réglementaire et à la multiplication des aides et des impôts. Il a trop souvent été capté par une classe, qu’on appellera la nomenklatura, agissant dans son propre intérêt pour maintenir ses rentes de situation et son pouvoir. On pourrait tout autant critiquer le libéralisme dévoyé, qui conduit aux mêmes résultats que l’excès d’Etat, à savoir la formation de monopoles, dans ce cas privés, qui tout comme ses confrères publics instaurent par tous moyens des situation de rente et dictent leur loi… mais on le dit moins parce que ces monopoles-là sont souvent issus du monde anglo-saxon dit libéral, dont la pensée est dominante dans les media et les relais d’opinion de la plupart des pays et des organisations internationales économiques depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.

En même temps, l’irruption de crises comme celles de 1997 puis de 2008 a conduit des économistes libéraux influents, comme Joseph Stiglitz, Paul Krugman, Larry Summers, Olivier Blanchard, à reconnaître à des degrés divers l’insuffisance des mécanismes du marché pour assurer les équilibres économiques. Paul Krugman va jusqu’à se demander si l’opposition au modèle français ne tient pas de l’idéologie[1]. 

La nouvelle économie a besoin d’une nouvelle doctrine de l’intérêt général

Les technologies numériques ont créé des usages de partage et de collaboration. Elles permettent des formes d’échanges autonomes, une des plus caractéristiques étant les blockchains (ou chaînes de blocs), qui explosent les cadres d’exercice traditionnels de la finance, du commerce et du droit. Des transactions individuelles s’exercent indépendamment des intermédiaires actuels, assermentés ou non, et échappent au corpus de règles civiles et commerciales, même si quelques textes adhoc sont produits au coup par coup.   

A côté des nouveaux savoirs et produits rendus possibles par les usages « libres » se sont créées des puissances privées qui jouent habilement avec l’absence ou l’inadaptation des règles et avec une aspiration des individus à la liberté très bien canalisée, pour au final capturer seules la valeur et servir leurs intérêts propres, commerciaux mais aussi parfois idéologiques, sans autre légitimité que leur pouvoir financier et leur connaissance technique prédictive établie sur des milliards de données.

La gestion par l’intérêt général doit s’assurer que les nouveaux usages ne nuisent pas à terme à la création de valeur dans le pays et qu’ils ne vident pas l’action publique de toute capacité à mener des politiques volontaristes. Elle ne laisse pas le pouvoir politique aux algorithmes et à ceux qui les créent. Elle évalue le degré de transparence qui permettra un fonctionnement fluide et honnête du marché sans entraver la liberté de chacun et risquer de conduire à de nouveaux totalitarismes.

Dans ce contexte, la gouvernance par l’intérêt général bien compris devient paradoxalement le meilleur allié d’une économie de liberté durable, en établissant un cadre juridique commun et en demandant à tous les acteurs de le respecter. Ce cadre est fondé sur la concurrence réelle, qui sans règles n’a qu’un temps et sur la sécurité juridique, qui limite le laisser-faire quand il porte atteinte à la loyauté des échanges, d’autant plus s’ils sont collaboratifs et fondés sur la confiance.

L’intérêt général, art d’exécution

 Dans ce contexte, la notion de responsabilité, qui a émergé comme une clé de la gouvernance de l’entreprise, devient un apport très intéressant à la doctrine classique de l’intérêt général. Celle-ci s’accommode parfaitement de l’action d’acteurs privés et associatifs responsables qui expriment leurs intérêts et en même temps contribuent à la recherche du bien commun, à condition qu’ils respectent un cadre de comportement que seule peut mettre en place une autorité publique issue de l’élection, aujourd’hui l’Etat, pour l’instant source majeure de légitimité dans l’attente (hypothétique) d’une démocratie participative aux mécanismes sûrs. 

La gouvernance par l’intérêt général renouvelé est ainsi fondée sur un équilibre entre l’Etat, qui sous l’autorité de l’exécutif fixe les règles applicables et intervient selon des critères définis et connus, les parlementaires et les juges de la constitutionnalité, qui doivent le contrôler strictement et des acteurs privés et individus libres et responsables.

 La question du curseur est ensuite essentielle. Qui dit doctrine d’emploi dit critères, pour éviter au maximum la décision arbitraire ou instrumentalisée. Les critères de la régulation et de la potentielle intervention de l’autorité publique seront nécessairement stratégiques, c’est-à-dire liés au long terme et aux éléments vitaux de la collectivité, sécurité, non dépendance, actifs immatériels (éducation, recherche, santé) nécessaires à la production des richesses, niveau de la solidarité… pour l’affronter. A cette aune, nombre de normes, procédures et aides inutiles seraient supprimées en France au profit de l’affectation d’un impôt rendu moins lourd à des investissements durablement utiles à tous.

La subsidiarité est un autre critère, d’une part entre Etat et acteurs responsables, d’autre part entre outils. L’outil de fonctionnement naturel est le marché encadré par des règles souples, mais d’autres sont à utiliser quand celui-ci échoue, à l’instar du libéral Royaume Uni qui n’a pas hésité à nationaliser temporairement des banques.

La pertinence de l’action l’intérêt général nécessite que l’autorité publique qui l’exerce soit dotée d’une compétence professionnelle. En France, le fameux « Etat stratège » ne pourra exister que lorsqu’un gouvernement saura mettre en place un fonctionnement fondé sur l’analyse et l’anticipation du monde, l’échange d’informations, le benchmark, et mettre fin aux corporatismes administratifs qui bloquent les évolutions. D’autant qu’une nouvelle tâche d’intérêt général échoit aujourd’hui à l’Etat : défendre et promouvoir les intérêts de ses citoyens dans les relations entre Etats, au sein de l’UE et dans les instances mondiales. 

Le modèle de gouvernance par l’intérêt général a accompagné le développement exceptionnel de la France et d’autres pays européens depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Mais il s’est dénaturé au profit de visions parcellaires, cloisonnées et court termistes. Aujourd’hui, l’Union européenne prend ces questions très au sérieux. Elle pourrait redevenir le défenseur d’un intérêt général humaniste, seul à même d’éviter que des progrès techniques indéniables et des objectifs apparemment éthiques ne nuisent in fine aux libertés qu’ils prétendent défendre. La France doit pouvoir y trouver plus d’alliés sur ce sujet.

 



[1]Why, then, does France get such bad press? It’s hard to escape the suspicion that it’s political: France has a big government and a generous welfare state, which free-market ideology says should lead to economic disaster. So disaster is what gets reported, even if it’s not what the numbers say.” Paul Krugman, The Fall of France, The New York Times, 28 August, 2014